Cadavres

lundi 14 janvier 2013, par Franck Garot

Il a entassé les cadavres. Il les a comptés : quatre cent vingt-cinq. Pourtant, il avait dit un par jour, pas plus. Un moyen comme un autre de compter les jours qui passent depuis cette catastrophe. Quatre cent vingt-cinq donc, en à peine cent jours. Autant il connaît le nombre exact de cadavres, autant il doute sur le nombre de jours. Quatre-vingt-quinze, quatre-vingt-dix-huit, cent seize peut-être. Qui sait ? Ce dont il est sûr, c’est qu’il a passé les cinquante-huit jours. Tiens, cinquante-huit, comme mon âge, avait-il noté. D’ailleurs, c’est depuis ce cinquante-huitième jour qu’il a accéléré la cadence. Il en était déjà à trois cadavres quotidiens. Quatre, puis cinq, huit maintenant. Sans aucun remords. Dans ses rares moments de lucidité, il avoue avoir un peu honte. Puis qui s’en soucie ? Un de plus, un de moins... Sauf qu’on ne peut plus circuler dans le garage. Le sol se recouvre d’une couche poisseuse et noirâtre : la chape boit le rouge qui s’échappe des cadavres et qui sèche lentement. L’odeur devient intenable. Les centaines de cadavres, ça prend de la place, fussent-ils des cadavres de bouteilles. Les litrons de rouge qu’il s’enfile chaque jour depuis son licenciement.

Cette mise à la porte, il l’avait vécue comme la fin du monde, son monde. Trente ans de boîte, ça pesait pas lourd face aux trente pour cent de marge qu’exigeaient les actionnaires. Il a vidé ses comptes, oh pas grand-chose, juste de quoi acheter huit cent sept litres de vin, qu’il prévoit de boire. Trois mois qu’il picole tout seul comme un con dans son vieux pavillon qu’il ne tardera pas à perdre, comme le reste. Enfin, s’il n’a pas crevé avant. Parce qu’à ce rythme, ça ne traînera pas. Il pense à ces salopards qui viendront saisir sa baraque. La tronche qu’ils feront quand ils verront ces cadavres, quand ils comprendront qu’il faudra les apporter au container de recyclage à l’entrée du lotissement. Et quelle tronche ils feront en voyant le sien, de cadavre, pendu au-dessus de cette montagne de verre ! Ah, les cons ! crie-t-il, avant que la toux n’interrompe ses pensées alcoolisées. Et d’ouvrir une autre bouteille pour boire à la santé des cons.


Publié le 14 janvier 2013 sur Calipso

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