Le retour de Babylone

mardi 22 février 2011, par Franck Garot

À Joël Hamm

Écoute. Écoute-moi. N’entends-tu pas ma douleur ?

Non, tu n’entends pas avec ce vacarme. Je passe tous les feux au rouge. Voitures, bus, métro, tram, trolley, funiculaire, train, tous à l’arrêt. Laisse-les klaxonner, laisse-les crier, ils finiront par s’en lasser, j’ai tout mon temps, je compte en siècles, pas en secondes comme eux. Ils se lasseront, te dis-je, ils abandonneront leurs engins d’aliénés, et le calme reviendra comme avant.

Tu vois, il a suffi de quelques heures pour leur apprendre la patience. Alors écoute maintenant. N’entends-tu point le bruit de ces tuyaux dans mon ventre ? Ce gargouillis incessant de l’eau, du gaz, de la merde, des ordures, des hommes, crois-tu qu’ils m’aient demandé mon avis avant de creuser mes entrailles ? Écoute mon souffle souffreteux, je meure doucement. Qu’on m’enlève ces tubes !

Écoute-les aussi. Leurs solitudes reliées par un réseau nerveux de fibres électriques qui me picotent sous la peau. Écoute le cliquetis de leurs claviers. Ils se croient libres, ces imbéciles, alors qu’ils sont en manque dès qu’ils perdent leur connexion avec le néant. Allez, je coupe tout. Oui, tu entends leurs hurlements à présent. Ils se rabattront sur les antennes. Fais-moi confiance ce sera de courte durée, le rayonnement des relais cessera lui aussi bientôt.

Et regarde-moi, regarde ce qu’ils ont fait de moi. Des façades couvertes de miroirs pour mieux admirer leurs visages de damnés quand ils se rendent dans leurs bureaux. Quel contraste avec l’Utopie publicitaire affichée partout sur de grands panneaux hideux. Que les miroirs volent en éclats ! Bling ! Admire la laideur des blocs de béton, ils n’aiment pas, s’y retrouvent, ils abhorrent l’introspection. Vois-tu ces avenues tracées au mépris de mon corps ? Un beau quadrillage pour parquer le bétail humain. Ils ont osé scarifier une vieille dame comme moi. Parle-leur de Nous autres, le roman de Zamiatine. Cette bande d’aveugles te moquera. Ils lisent mais ne comprennent rien, ne comprendront jamais, hélas.

Ils ont abattu mes majestueux remparts pour goudronner un boulevard circulaire où l’on circule difficilement, dans la fumée crasse des pots d’échappement, sous les insultes des chauffards. Regarde, la muraille se dresse à nouveau, leurs voitures à dix mètres du sol ! Et je sonne le retour des portes, pas pour l’octroi mais pour filtrer les entrées ; les cuistres n’ont plus droit de cité. Dehors !

Ils ont fermé mes commerces au profit d’un cubisme périphérique, au-delà ma ceinture de bitume, ils font de moi un musée, un parc d’attractions pour zombies, la vie s’échappe, et je meure doucement. Je ne veux pas devenir un souvenir, une nouvelle Babylone.


Texte publié dans le premier numéro de la revue Distorsions et le 22 février 2011 sur Vers minuit.

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