Interview d’Éric Chevillard

samedi 18 janvier 2014, par Franck Garot

Je n’ai jamais rencontré Éric Chevillard, voici donc l’interview qui n’a jamais eu lieu à Dijon dans le bar où il a ses habitudes.

Votre dernier livre, Le Désordre Azerty, n’est pas un roman mais un abécédaire. Pourquoi ce choix ?

Je voulais jouer un tour à mes traducteurs. Premièrement sur l’ordre des textes, car les claviers ne sont pas identiques dans tous les pays, exemple avec le clavier anglais, ça donne Messy Qwerty, et deuxièmement sur les entrées elles-mêmes. Pensez à YEUX, qui se traduit EYES en anglais, OJOS en espagnol. Il faut s’attendre à un vrai désordre pour cette traduction Je suis impatient de voir ça.

En vous lisant, je suis frappé par votre manque d’empathie envers vos personnages. Ils apparaissent subitement pour servir votre démonstration, et disparaissent tout aussi rapidement quand ils ne vous servent plus. On est loin d’un Beckett par exemple qu’on imagine parfaitement boire des pintes au pub avec Molloy.

Je ne suis pas d’accord avec vous. Moi aussi je bois des demis avec mes personnages. Tenez, lors de mon dernier voyage à Marseille, en octobre, j’ai bu avec Didier da Silva.

Didier da Silva, l’écrivain ?

Oui, c’est l’un de mes personnages. Avez-vous lu ses livres ? L’avez-vous écouté parler littérature et écriture ? Jouer du piano ? C’est la réincarnation d’Ingres au XXIe siècle. Je trouve indécent d’avoir autant de talent. On m’a dit qu’il était aussi champion de pelote basque, plombier-zingueur, botaniste, vigile, 5e dan de Judo, thermo-statisticien, désinformaticien, chauffeur d’icebergs, aiguiseur de crocs, apistilier, dérotiseur, la liste est longue ! Allons, allons, da Silva n’existe pas. À ce propos, je vous conseille son prochain livre, L’Ironie du sort chez l’Arbre vengeur [1], l’éditeur qui publie L’Autofictif en format papier, faut-il vous le rappeler. Pure coïncidence, vous pensez ? En outre, il y sera en partie question d’Erik Satie, l’une de vos obsessions, il me semble.

En effet, merci pour le conseil. Pour revenir au sort de vos personnages, ne craignez-vous pas qu’ils se vengent un jour ? Imaginez Albert Moindre vous jeter dans un canal [2], Désiré Nisard écrire une critique dithyrambique de votre dernier livre, le vieux Yoakam révéler que vous êtes polydactyle...

Ce sont les risques du métier. Il faut les accepter.

Votre œuvre fait l’objet de pastiches. Que pensez-vous de cette pratique ?

C’est du vol, pire, du viol ! Je hais les pasticheurs et autres plagiaires. À ce propos, je parlais de Marseille plus tôt. J’ai bien reconnu votre ami Xavier Garnerin dans le public lors de mon échange avec Thierry Guichard [3]. Heureusement pour lui qu’il n’est pas intervenu, il devait s’en douter d’ailleurs. Sinon, je l’aurais défoncé, comme ça ! (à ce moment de notre échange une octogénaire passe à proximité de notre table, l’écrivain se lève d’un bond et lui administre un violent coup de tête. La vieille femme s’écroule et sera évacuée quelques minutes plus tard par les pompiers.)

Euh. Justement. Je voudrais envoyer mon pastiche à Marie NDiaye. Auriez-vous son adresse à Berlin ?

Non, je ne parle pas aux traîtres [4]. J’ai arrêté tout commerce avec elle quand elle a quitté la Normandie.

Revenons à votre œuvre. À ma connaissance, seuls Philippe Annocque et moi avons signalé que Choir était un développement de la seconde partie de Sans l’orang-outan.

Vous voulez que je vous félicite ? Bon, bravo les gars, vous savez lire. Ça vous va ? Vous voulez certainement comprendre pourquoi. C’est simple. Je ne relis jamais mes livres une fois publiés. Ça m’est douloureux. Je n’y verrais que les défauts, voudrais les corriger ou pire, les recommencer. Ajoutez à cela des troubles de la mémoire à cause de l’âge. En fait, je ne me souvenais pas de cette seconde partie de Sans l’orang-outan (tout comme de la première, ça parle de quoi ce livre ?) quand l’idée de Choir m’est venue.

Je l’ai dit dans un 807, à chacun de vos livres, j’attends avec impatience le rendez-vous avec l’adverbe « mêmement ». C’est étonnant cette habitude que vous avez.

Soyons clairs. Je n’ai JAMAIS utilisé cet adverbe. Je n’utiliserai JAMAIS cet adverbe. Je HAIS cet adverbe. Comme je hais mêmement cette coutume des éditions de Minuit d’en imposer une occurrence dans chaque livre qu’elles publient. C’est Irène (Lindon ndlr) qui choisit l’endroit où l’insérer dans chaque ouvrage.

En mars 2013, vous avez été invité à un colloque international sur votre œuvre. Une consécration ?

Nullement. C’était juste un moyen de défrayer mon voyage à Valence pour retrouver mon ami Pierre Jourde. Je ne gagne pas assez d’argent pour me payer mes billets de train, 80 euros tout de même l’aller retour. Alors Pierre a eu l’idée de ce colloque. C’est malin, n’est-ce pas ? Pierre est adorable. En plus, ce colloque m’a permis de revoir d’autres amis. Le problème, c’était les fans hystériques. Mais bon, quand on veut comme moi entrer à l’Académie française, ce type de colloque peut aider à l’élection.

Parce que vous souhaitez devenir académicien ?

Oui, j’ambitionne de m’asseoir dans le fauteuil 39. M’assoir, puis me relever, baisser mon pantalon d’académicien, et chier dessus ! Il faudrait que Jean Clair pense à mourir. Laisser la place aux jeunes avant que je ne devienne vieux à mon tour. Je voudrais mouler un bel étron, pas une petite crotte de vieillard. [5]

Je vois... Puisque vous abordez la reconnaissance de vos pairs. Pensez-vous obtenir un jour le prix Goncourt ?

J’en parle parfois dans l’Autofictif. Et dans Le Désordre Azerty. Non, je ne le pense pas. Je vise plus haut : le Nobel. J’ai lu quelque part que je n’étais pas un story teller, mais un « raconteur d’idées ». C’est assez juste. Mes livres ne sont pas formatés pour le Goncourt, ne le seront jamais. J’en fais serment.

On cite régulièrement Beckett à votre propos. Envisagez-vous, comme lui, d’écrire pour le théâtre ?

Non, pour deux raisons. Je ne veux pas d’intermédiaire entre mon œuvre et le lecteur. Je parle peu de mes livres pour ne pas parasiter cette relation. Je refuse d’aller à la Grande librairie. Pas de filtre, le lecteur seul avec mon œuvre. Alors le théâtre, c’est introduire une distance, à cause des acteurs, des metteurs en scène.

Et la seconde raison ?

C’est ma compagne. Elle craint qu’en fréquentant le milieu du théâtre, je me tape toutes les actrices.

Je comprends, pourtant vous avez déjà été adapté au théâtre. Je me souviens aussi d’une lecture au Théâtre du Rond-Point. Et celle de Natalie Dessay...

Je préfère qu’on ne revienne pas sur cette histoire. Pensez à ma compagne.

Entendu. À côté de vos livres chez Minuit, vous multipliez les publications chez de petits éditeurs, comme l’Arbre vengeur, Fata Morgana... Je pense notamment à ces Chiens écrasés au Tigre.

L’histoire de ce livre est singulière. Un chien m’a un jour empêché de me rendre chez mon ami Pierre Jourde. J’ai regretté de n’avoir ni permis de conduire ni voiture pour faire le coup de Paf le chien. Vous connaissez l’histoire ? Un jour, un chien, un bichon maltais, à moins que ce ne soit un basset, non, un teckel, ou bien un bouvier des Flandres, peut-être un cairn terrier, un Welsh Corgi, je dirais plutôt un Deerhound, voire un Pékinois, ou un kuvasz, non c’était un husky de Sakhaline, un griffon d’arrêt à poil dur Korthals, plus sûrement un épagneul bleu de Picardie...

Est-ce important de connaître la race ?

... colley barbu, retriever de la baie de Chesapeake, lévrier persan, boxer, dogue allemand... oh je ne sais plus. Disons un chien. Il traverse la rue. Une voiture arrive. La voiture, c’est quoi déjà ? Ah oui, ça je sais : une C3 Picasso. Donc, la C3 Picasso arrive. Et Paf le chien ! (Il part dans un éclat de rire. Tous les clients se tournent vers lui, ce qui l’arrête net.) Bref, j’aurais bien écrasé ce foutu chien, alors Albert Moindre a écrit ces textes. [6]

Merci beaucoup de m’avoir accordé cette entrevue.

Mais... Vous ne m’avez posé qu’une seule question sur Le Désordre Azerty !

C’est que je ne veux ajouter un filtre entre votre œuvre et le lecteur. De plus, que dire après l’article de Claro ?


Photo (c) Olivier Roller


[1Sortie prévu le 14 février 2014, pour patienter, Didier da Silva publie un diptyque chaque jour.

[2cf Dino Egger et L’Auteur et moi

[3Pendant les Littorales 2013 (Marseille)

[4On ne sait pas ici, s’il fait allusion au départ de Marie NDiaye des éditions de Minuit pour le groupe Gallimard, ou bien, du prix Goncourt qu’elle a obtenue ensuite. « Ou » non exclusif.

[5Rappelons que Désiré Nisard fut élu à ce fauteuil en 1850.

[6Pierre Jourde raconte cette anecdote à la page 54 de son livre La Première Pierre, sans toutefois indiquer la race du chien qui a repoussé son ami.

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