L’inconnu de Phuket

mardi 7 décembre 2010, par Franck Garot

Leurs corps sont enchâssés, mêlés ; ils flottent sur les draps comme portés par une houle, une onde légère ; le mouvement est régulier et lent ; le plaisir vient, insensiblement, vague profonde et inéluctable ; la fenêtre ouverte laisse entrer l’air, une brise d’une chaleur lasse en ce matin de décembre tropical ; des gouttes de sueur perlent et forment de minuscules ruisseaux qui se rejoignent dans les plis de l’aine, du cou, des aisselles ; puis les muscles se tendent doucement, un infime tremblement les parcourt : ils vont jouir, c’est palpable ; ils n’entendent pas ce silence de mort, soudain, brisé par le fracas de la mer qui les emporte, avec leur bungalow, comme des milliers d’autres sur cette île de Phuket.

Des cris, des râles, des pleurs, et ces larmes, ridicules rus quand tout flotte alentour dans les rues : les corps, les paniers, les corps, les planches, les corps, les bidons ; et lui, nu, accroché à un arbre, lui qui hurle et qui appelle : Nadia ! Nadia ! Plus tout à fait un homme, ni déjà un animal, un être qui souffre et qui le crie, avec cette voix, mon Dieu, cette voix qui appelle ; ils voudraient tous qu’il se taise : Quelle indécence ! Croit-il qu’il soit le seul à souffrir ? Qu’il arrête à la fin ! Il voit leurs regards : la douleur et la haine ; alors il se tait subitement, puis il pleure en silence, piteusement, désespérément seul dans cet enfer tropical.

Amas de tôles, de briques, de bois, de tissu, de boue que les bulldozers retournent, ou rassemblent, et cette odeur, horrible, cette odeur de décomposition qui émane des gravats, pourriture des cadavres, ça pue la mort ici ; quelques chiens faméliques cherchent une pitance dans cette décharge de l’Humanité, tandis que d’autres, chiens agiles et robustes, venus par avions, cherchent des corps qui bougeraient encore ; et lui, pauvre hère au milieu de cette merde, un pagne troué et sale autour de la taille, il marmonne un prénom, toujours le même, continuellement, Nadia, Nadia, il ne sait plus comment il s’appelle, Nadia, Nadia, ne sait plus s’il parle anglais, français ou allemand, Nadia, Nadia, il ne connaît plus qu’une langue, celle de l’algie de son âme, une langue qui se résume à un seul mot : Nadia.

Il dérange : on n’aspire qu’au deuil, à reconstruire, nettoyer, donner une image de paradis, mais ce revenant d’outre-tombe qui mendie devant les tentes de la Croix-Rouge ramène chacun à son propre malheur, à ses pertes. Mais comment le renvoyer chez lui, cet intrus ? On veut connaître son nom, on le prend en photo, on le filme, sa tête affichée dans toutes les ambassades ; il doit bien avoir de la famille, en Europe ou ailleurs, et le monde entier s’en émeut, les journaux télévisés titrent sur l’inconnu de Phuket, des dizaines de mères reconnaissent en lui leur fils disparu depuis des années, on demande son ADN, son empreinte de mâchoire. Puis un autre malheur arrive, ailleurs, alors il disparaît des écrans, les affiches jaunissent, il tombe dans l’oubli, pour les médias il n’existera plus.

Voyageur, si tu viens à Phuket, les habitants de l’île te parleront de cet homme. Ils te diront de le fuir, qu’il porte malheur. Ils le craignent. Ils l’ont appelé Nadia. Pour éviter sa colère qu’ils imaginent tsunamique, ils lui apportent chaque jour de la nourriture qu’ils déposent devant son petit cabanon fait de tôles et de planches de récupération. Ils te diront aussi que Nadia parle avec les morts. Leurs morts.

Ils ignorent que l’inconsolable attend la prochaine vague…


Publié dans le numéro 36 de la revue Sol’Air et le 7 décembre 2010 sur Vers minuit.
Illustration : Paradise (détail) de Cédric Galopin, (c) Cédric Galopin 2007.

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