Le banc du goéland

vendredi 20 avril 2007, par Franck Garot

Honfleur, mai 1859. Il regarde par la fenêtre le jardin puis, au-delà, l’estuaire où la brume matinale termine de se lever. Il ne voit pas encore Le Havre, ni les voiles au loin remontant vers Harfleur. Aucun bruit dans la maison-joujou ; sa mère est certainement sortie. Il décide d’aller se promener. Il descend au rez-de-chaussée, enfile son manteau, hésite à prendre son chapeau, finalement non, il sort sans, descend les six marches pour gagner la rue, cette rue qui portera un jour son nom. Il se dirige vers la Seine. Quelques minutes plus tard, il débouche sur la place de la batterie avec son phare fraîchement édifié. Il aperçoit un goéland tranquillement perché sur un banc face à l’estuaire. Solitaire.

Dérangé par l’homme qui approche, l’oiseau s’envole, irrité. Le gêneur s’installe sur le banc rendu libre, en évitant les fientes. Il se rappelle alors des marins du Paquebot-des-Mers-du-Sud lors du voyage pour Calcutta. Ils lui avaient dit qu’en Amérique du Sud, on utilisait les fientes comme engrais sous le nom de guano. Il aime ce mot et aimerait l’utiliser dans un poème. D’ailleurs, il travaille sur de nouvelles pièces pour son livre maudit. Lui vient une idée : une comparaison entre l’engrais et l’inspiration. Il trouve dans les tréfonds de l’âme et de la lâcheté humaines, l’engrais pour que poussent ses fleurs maladives. Le guano du poète.

Des cris d’enfants le ramènent en Normandie. Il les observe sur la grève. Ils jouent avec un albatros, comme les hommes d’équipage sur le bateau. De nouveau il voyage, jusqu’à l’île Bourbon. Oui, l’albatros jouet des hommes, et son poème : les ailes de géant qui l’empêchent de marcher, tel le poète. Et la scène se reproduit aujourd’hui : ces petits monstres ont cassé les ailes du volatile, plaisir sadique, pour moquer l’animal incapable de marcher. Ces enfants deviendront des Pinard, cet Ernest Pinard au procès, qui a cassé les ailes du poète, treize pièces exactement, et lui, assis sur le banc de l’albatros, celui des accusés.

Le guano du poète, l’Albatros, et ce goéland qui tourne au-dessus de lui. Il pourrait écrire une réponse à son Albatros. Commence alors le travail du poète, il élabore les premiers vers du poème. Il reprendrait les mêmes vers, changeant albatros par goéland, puis on déposerait l’animal sur un banc plutôt que des planches, une référence à aujourd’hui, il note qu’il faudrait étudier les différentes familles de goélands, et amener le guano vers la fin du poème pour l’analogie avec le poète…

Les cris du goéland. Il lève les yeux pour admirer le volatile. La brume s’est levée mais de longs nuages laiteux cotonnent le ciel. Il se demande si Eugène Boudin pourrait en rendre l’effet. Ce peintre l’a impressionné. Il en parlera dans son compte rendu du Salon de Paris. Mécontent que le poète porte son attention sur le ciel, l’oiseau crie davantage en continuant ses révolutions au-dessus du banc. C’est alors qu’il se soulage d’une exceptionnelle fiente qui va couvrir le visage du poète.

Charles Baudelaire abandonnera pour toujours le projet d’écrire un poème sur le goéland.


Publié le 20 avril 2007 sur Mot Compte Double

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