Rebours
dimanche 1er mars 2009, par
Dix. Il fait froid ici. Le vent certainement. C’est que je suis sur le toit de mon entreprise, à trente mètres du sol. Bientôt ils n’auront plus besoin d’un immeuble si haut. Ils délocalisent. Bangkok. Il paraît que c’est mieux pour l’entreprise. Et c’est mieux pour les actionnaires. C’est mieux pour moi aussi, car j’ai maintenant un nouveau challenge : trouver un nouveau boulot. Avoir des challenges, c’est important dans mon métier.
Neuf. Dans mon métier, les syndicalistes sont rares. Les cadres ne font pas appel aux syndicats. Vous comprenez, c’est pour les ouvriers qualifiés, la main-d’œuvre, pas pour nous. Sauf quand on se fait virer évidemment. Mais là, c’est différent : on se moque bien du regard des autres. Il faut payer les traites de l’appartement, du 4x4 ou de l’installation home cinema. Encore faut-il qu’il reste des représentants syndicaux.
Huit. Les représentants syndicaux, cela fait six mois qu’il n’y en a plus, tout comme les membres les plus virulents du Comité d’entreprise. Ils sont tous mutés dans une autre filiale, une autre région, pour un nouveau poste, un nouveau salaire. Le vent nous portera disait la chanson. Il les a portés loin d’ici, loin du conflit, loin de ceux qui les avaient méprisés pendant des années et qui les maudissent maintenant de n’être plus là pour les aider. Ils sont tous partis, comme Alain.
Sept. Alain, le délégué syndical qui travaillait à la compta. On faisait du foot ensemble, les tournois, le championnat interentreprises. L’amitié virile, les matchs à la télé en buvant des bières. Il est venu plusieurs fois à la maison. Je n’avais rien vu venir. Et pourtant il venait de plus en plus souvent. Jusqu’au jour où il est parti avec Nathalie, ma femme.
Six. Nathalie, ma femme, devait s’ennuyer avec moi. Je partais tôt, rentrais tard. Sans compter les diverses missions et les séminaires. Si on ne donne pas de son temps à l’entreprise, vous savez, on ne progresse pas. Et du temps, Nathalie en disposait avec son mi-temps au magasin, surtout que les enfants sont grands maintenant. Elle a fini par se lasser de m’attendre. Et Alain, le comptable, qui se foutait bien de sa carrière, avait lui aussi du temps à perdre.
Cinq. Perdre. Voici un nouveau mot dans mon vocabulaire. Je perds mon boulot, je perds ma femme. Je perds mes enfants aussi ; ils suivent leur mère. Je perds mes amis, au club, il n’y a pas de place pour les losers comme moi. Quelle pourrait être ma vie maintenant ? Je ne veux pas m’humilier dans des entretiens d’embauche. Ni dans un divorce. J’ai finalement décidé de partir.
Quatre. Décidé de partir, oui mais pour où ? Tout quitter, larguer les amarres, aller au bout du monde, devenir aventurier, chercheur d’or. Je n’irai pas à Bangkok, évidemment. Plutôt Mayotte, Madagascar, les Marquises, la Patagonie, Bahia… Oui, je pourrais changer de vie.
Trois. Changer de vie pour mieux l’oublier. Mais comment oublier l’aliénation de mon travail, la honte d’un mariage raté ? Comment continuer à vivre dans ce monde, acculé de toutes parts par les donneurs de leçons ou les marchands, où l’on subit chaque jour les plus voraces, les plus forts ? Comment se mettre entre parenthèses de ce monde-là, de ce monde pour lequel je ne suis plus adapté ?
Deux. Je ne suis plus adapté à ces faux semblants, l’hypocrisie des collègues compatissants ou des amis devenus prévenants. Je change. Je lâche prise. Je quitte les réseaux d’influence. Je passe du côté des inactifs, des parasites, comme si je passais à l’ennemi en quelque sorte. Pourrai-je le supporter ?
Un. Supporter ce monde que je vomis à présent ? Je ne veux que le fuir ; je peux m’évader ou tout quitter. Prendre un aller simple vers l’inconnu ou m’enfermer entre quatre planches de sapin blanc. À trente mètres du sol, je n’ai que deux options : je pars ou je saute.
Zéro. Je saute ?
Ce texte a été publié dans le numéro 35 de la revue Sol’Air, et le 1er mars 2009 sur Vers minuit.